Au pays de l'épouvante, l'Arménie martyre
H. Barby
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Les premières déportations de la population civile commencèrent à Erzindjan, le 7 juin 1915. Tous les arméniens de cette ville furent dirigés sur Kémakh (à 50 kilomètres au sud-est). Là, l'Euphrate devint leur tombeau mouvant, après qu'ils eussent été égorgés sans distinction de sexe, ni d'âge.
Ce fut ensuite le tour des Arméniens d'Erzeroum et des villages de ce vilayet.
La première caravane de ces malheureux exilés était à peine arrivée au pied des montagnes de Djibedjé, lorsque Khalil-Agha, le chef des kurdes de Balaban, se présenta à la tête de cinquante cavaliers et exigea 5.000 livres turques, moyennant quoi il promit sa protection.
Ne pouvant que s'exécuter, on fit dans la caravane une collecte pour lui remettre cette somme.
Khalil-Agha rassura les pauvres gens : "soyez tranquilles; personne ne vous inquiétera plus maintenant !" leur dit-il, puis il disparut dans la montagne avec ses cavaliers.
Deux heures plus tard s'étaient à peine écoulées lorsque soudain, deux cents kurdes s'abattirent sur la caravane et en commencèrent le massacre. Le carnage dura quatre heures, après quoi les bandits s'éloignèrent en emportant, sur les chariots et sur les boeufs, les plus jolies jeunes filles et jeunes femmes.
De tous les Arméniens d'Erzeroum, 5.000 seulement atteignirent Mamakhatoun. Le Caïmakan de cette ville, feignant de déplorer leurs malheurs, extorqua, à son tour, encore 300 livres turques à ces infortunés, en leur promettant de les faire arriver sains et saufs à Erzindjan.
Le 22 juin, ils sont au village de Derdjan-Piritch, et, le lendemain, de bonne heure, ils se remettent en route vers Erzindjan, mais en quittant le village, ils apperçoivent des kurdes dans la plaine de Tchatak.
Le Caïmakan calme leur crainte, en leur affirmant que ces kurdes sont venus pour les protéger ; il les emmène hors du village, les remet entre les main des kurdes et rentre à Piritch.
Immédiatement, les kurdes, auxquels se joignent les soldats de l'escorte, commencent à massacrer les malheureux, dont les cadavres sont jetés dans la rivière.
Vers deux heures, après-midi, quelques vieilles femmes et quelques enfants de 10 à 12 ans, échappés à la tuerie, rentrent, fous de terreur, à Derjan-Piritch, où ils racontent ce qui vient de se passer.
Deux jours après, le 24 juin, les kurdes envahissent le village où ils commencent à piller et à tuer tout ce qui est arménien, habitants ou réfugiés. Enfin, le 25 juin,vers midi, arrient des "tchetas" (cavaliers volontaires) turcs qui oblignet les derniers arméniens survivants à quitter le village, et, à une heure de marche, aidés par les kurdes et la population turque, ils achèvent le massacre.
"C'est caché dans une grotte, sur la berge de l'Euphrate, que j'ai été le spectateur affolé et impuissant de ce dernier acte de la tuerie, ajoute le témoin, M. Haran Soukiassiantz, de qui je tiens les détails qui précèdent.
"Je suis resté trois jours dans cette grotte, puis, voyant que j'allais mourir de faim, je me suis décidé à tenter de retourner à Mamakhatoun.
En arrivant au village de Bagaritch, je constatais que, la aussi, on massacrait. Voyant ma situation sans issue, je résolus en désespoir de cause, de me faire passer pour soldat turc et, j'eu la bonne fortune d'être accepté comme tel par Gueusi-Beuyuk Ismael Agha, qui m'envoya à Mamakhatoun.
Après quatre jours de marche, j'atteignis cette ville, où la chance continuant à me favoriser, je fus incorporé dans l'armée par un leiutenant à qui je déclarais me nommer Zéki, fils d'Ibrahim, et être soldat turc, originaire d'Erzindjan.
A son tour, il m'envoya à Erzéroum où l'on m'enrôla définitivement dans la 48e caravane du 5e chameliers".
"Pendant que j'étais chamelier, j'ai eu connaissance d'une grande quantité de massacres, j'ai même assisté à quelques uns, à celui par exemple qui ensanglanta Baïbourt, où la population et la troupe massacrèrent tous les Arméniens et jetèrent leur cadavres dans la Djorokh.
Les Arméniens des villages voisins furent, eux aussi, mis à mort devant le couvent de Saint-Toros.
Seuls, je crois, dans cette partie de l'Arménie, les Arméniens de Chabin-Karahissar tentèrent de resister. Ils attaquèrent la population turque et réussirent à s'emparer de la citadelle de la ville, où, pendant douze jours, ils se défendirent victorieusement contre les troupes turques. Mais celles-ci reçurent des renforts et des canons envoyés d'Erzindjan et de Sivas. Se jugeant perdus, les arméniens firent alors, pendant la treizième nuit, une sortie désespérée. Ils tuèrent environ trois cents turcs, puis, leurs munitions épuisées, ils se rendirent.
Tous ont été fusillés".
M. Haran Soukiassiantz, qui a réussi à échapper aux turcs et à reprendre sa liberté lors de l'entrée des russes à Erzeroum, revient ensuite à la déportation et aux massacres des arméniens de cette ville :
"Parmi les premières caravannes qui quittèrent Erzeroum, me raconte-t-il, un groupe de déportés, environ 1200 familles, fut dirigé par la route de Kharpout, sous l'escorte de deux cents soldats.
Ce groupe atteignit les vallées de Khorton et de Douzla, mais là, les kurdes et les soldats de l'escorte réunis opérèrent un massacre général. Seules, les jeunes filles et les jeunes femmes, qui étaient jolies, furent épargnées.
Le bruit de ces tueries étant parvenu à Erzeroum, les arméniens, qui s'y trouvaient encore, refusèrent de partir. Le vali fut très embarrassé, mais il réussit à persuader à l'archevêque, Mgr Sembat Saadetian, que toutes les sinistres nouvelles répandues dans la ville étaient fausse. Il s'engagea enfin à donner aux caravanes de déportés des escortes suffisamment fortes pour pouvoir les défendre contre toute attaque.
Devant ces asurances, les arméniens promirent d'obéir, mais ils y mirent, cependant encore, une condition : la moitié seulement d'entre eux partirait pour Erzindjan, via Baïbourt, et la seconde moitié, avec l'archevêque, ne se mettrait en route qu'après qu'ils auraient eu la certitude que les premiers étaient arrivés sains et saufs à Erzindjan.
Le vali accepta.
La première caravane parvint sans incident à la ville désignée, et ceux qui restaient, prévenus par télégraphe, s'éloignèrent à leur tour.
A peine avaient-ils quitté Erzeroum, que ceux qui se trouvaient déjà à Erzindjan furent massacrés, près du pont de Kémakh, et jetés dans l'Euphrate.
La seconde caravane n'arriva jamais à Erzindjan, car elle subit le même sort sur les bords de la Djorokh.
J'ai personnellement assisté à ce dernier massacre, auquel mes camarades chameliers prirent part avec les soldats et la population turque.
Cette extermination consommée, les autorités firent venir des turcs de Passen, de Van, de Malaskert, de Narman et de Tortoum, et leur distribuèrent les maisons, les champs et les biens de mes malheureux frères assassinés..."